Roman inquiétant qui nous laisse un arrière-goût très amer
Heureusement, il s’agit d’un roman court, d’à peine 200 pages, dont la tension narrative croît à un rythme à couper le souffle. Dès le début, où on nous montre une action quotidienne comme celle de se raser la moustache, le lecteur ressent que quelque chose d’insolite va se passer:
«Que dirais-tu si je me rasais la moustache?»
«Je t’aime bien avec», concluait-elle. À vrai dire, elle ne l’avait jamais connu sans.
Marc, le protagoniste, est un architecte parisien, bourgeois, qui vit en couple avec Agnès. Un soir, sans trop réfléchir, décide de se couper la moustache pour faire une petite surprise à sa femme. Mais elle ne le remarque pas. Il pense qu’elle veut jouer un peu et pendant quelques instants cela l’amuse également, mais au bout d’un moment et lorsqu’il voit que ses amis et collègues de travail ne remarquent pas qu’il n’a plus sa moustache, on lui assure qu’il a toujours été glabre et il entre petit à petit dans une paranoïa complètement déstabilisante.
Au début, Marc fait part de son étonnement et son irritation mais sa femme lui assure, tendrement, comme s’il était un enfant (ou un fou), qu’il n’a jamais porté de moustache. Il sent sa colère s’intensifier et recommence à fumer pour se calmer. Il croit que tout cela est une blague de mauvais goût et qu’Agnès est en complot avec ses amis. Mais non. Ils commencent à s’inquiéter pour lui. Il sera obligé de chercher dans ses photos, pièces d’identité, etc., mais une chose le fait complètement dérailler: il découvre que la vie qu’il a vécue ne coïncide pas avec celle d’Agnès, et qu’ils n’ont pas assisté aux mêmes événements. Il découvre, par exemple, que son père est mort il y a quelque temps et il pense que cela a peut-être été le départ de son délire. Quand elle lui propose d’aller voir un psychiatre, il est à moitié décidé parce qu’il n’arrive pas à croire tout ce qui lui arrive. Il fera encore pire, il prendra un avion jusqu’à Hong Kong, où, hébété, comme un Sisyphe, est condamné (par lui-même) à prendre un ferry aller-retour d’un côté à l’autre d’une rivière, il finira par s’évanouir.
Je ne sais pas ce que Carrère a voulu nous dire avec ce roman. Je vois, d’un côté, un magnifique exercice de prose, transparente et fluide, une histoire très bien articulée qui nous accroche dès les premières lignes. C’est évident qu’il s’est bien amusé en l’écrivant. De l’autre, peut-être qu’il veut faire un portrait de la vie de couple, comment parfois, engloutis par la routine, on n’aperçoit pas les petits détails. Tout est en réalité tellement fragile qui peut se casser n’importe quand et faire briser tout autour. C’est clair qu’au bout d’un moment Marc ne peut plus rebrousser chemin. Je vois un élan existentialiste qui me fait penser un peu à L’étranger de Camus. Je vois une sorte de fuite en avant, où l’on ressent que ça va mal finir.
Car une fois choisie la seule action raisonnable, savoir s’enfuir au bout du monde, tout le problème était de s’en tenir là, de ne plus bouger, de ne plus agir, de ne pas accomplir autrement qu’en pensée le mouvement inverse. Hors du ferry qui le prenait en charge, le monde n’opposait pas à ses velléités suffisamment de résistance. Il aurait fallu pouvoir couper les ponts, se placer dans une situation matérielle ou physique telle que le retour lui soit à jamais interdit.
Ce que je n’ai pas trop aimé c’est qu’on ne sait pas ce qu’il se passe vraiment. Pour moi, l’histoire est inachevée mais quelque chose me dit aussi que c’est fait exprès. Il y a un film que peut-être un jour, je verrai.
En conclusion, cette histoire déroutante, avec des traits kafkaïens sera difficile à oublier pendant quelques jours.